Dès le 13° siècle, dans le Haut-Jura, les paysans éleveurs se sont regroupés pour fabriquer les fromages, en créant des laiteries dont les locaux et les équipements étaient biens communs. Les producteurs amenaient leur lait et, à tour de rôle, chacun fabriquait les fromages dont il devenait propriétaire. Cette forme de travail collectif est dénommé « fruitière » car elle est le lieu où les paysans valorisent le « fruit » de leur travail. En Franche-Comté, Déservillers (Doubs) s’enorgueillit d’avoir la plus ancienne fruitière connue au monde (1273).
Les fruitières de montagne ont calqué leur organisation sur celle des grands alpages communaux où l’exploitation des prairies se faisait « à fruit commun ». Chaque propriétaire de vaches « inalpées » recevait la production de lait au prorata de son troupeau (en 1804, une vache donnait de 800 à 1000 litres de lait par an – aujourd’hui : 5 à 7 fois plus selon les races). En revanche, dans l’avant-pays savoyard, les fruitières se sont créées sur le modèle des fruitières suisses, avec le développement du marché du gruyère, fromage qui nécessite une grande quantité de lait (environ dix fois le poids de la meule). Ce système va se développer à partir de 1800 et pendant tout le 19° siècle, mais la fabrication du fromage va devenir l’affaire d’un professionnel, le « fruitier ». La fruitière devient alors un syndicat de producteurs qui vend à l’année sa production au fruitier. Les fruitières sont de petite taille et traitent chacune la production d’un village ; seules quelques communes en possèdent plusieurs (4 à Evires ou à Thorens-Glières).
A défaut de tout système de réfrigération, le lait doit être traité dans les plus brefs délais et la fruitière doit se trouver à proximité immédiate des fermes, d’autant que beaucoup de paysans amènent leur lait dans des bidons (les bouilles ou boyes) à dos d’homme ou dans une carriole. C’est ainsi le rendez-vous du village où l’on échange les nouvelles matin et soir. Le fruitier jouit d’un certain prestige du fait de son savoir-faire mais il est souvent suisse (Valaisan) et cela exacerbe le chauvinisme savoyard : quatre écoles seront créées pour former des fromagers. Cette activité laitière étant essentielle pour les pays de montagne, on comptera jusqu’à 400 fruitières en Haute-Savoie et 240 en Savoie en 1950.
Pour utiliser le petit-lait, résidu de la fabrication des fromages, une porcherie est généralement adjointe à la fruitière, laquelle présente ainsi une double activité. Mais à partir de 1965, on note un coup d’arrêt dans le développement des fruitières : un rapport du Génie Rural préconise de faire disparaître bon nombre d’entre elles du fait de leur vétusté, leur petite taille ne permettant pas les investissements nécessaires à leur modernisation, mais aussi à cause des nuisances que génère l’élevage porcin à proximité des habitations, d’autant que l’urbanisation est en pleine expansion à la périphérie des grandes villes. On verra alors le regroupement des fruitières en coopératives ou leur rachat par des sociétés industrielles laitières, l’activité porcine complémentaire étant peu à peu abandonnée. Seules vont subsister les petites fruitières de montagne, misant sur le produit « haut de gamme », et dont l’activité est fortement liée au tourisme.
Histoire de la coopérative laitière de Yenne
A la fin de la dernière guerre, la France est encore un pays rural, avec de petites exploitations familiales basées sur la polyculture-élevage de subsistance et la vente des surplus. Peu de mécanisation, la traction est animale. En l’absence de tout système de réfrigération, la production de lait est orientée vers la transformation en beurre et fromages. Une meule de gruyère de 40 kg nécessitant 450 litres de lait, il fallait réunir la production de plusieurs fermes. C’était le rôle des fruitiers de récolter le lait dans les villages, en vue de sa transformation. Dans le canton de Yenne, plusieurs fruitières existaient comme à Billième, La Chapelle-Saint-Martin ou Yenne. Mais, face à des négociants toujours insatisfaits pour justifier des prix à la baisse, des éleveurs ont décidé de s’organiser pour négocier les prix. La solution, déjà expérimentée dans d’autres secteurs, comme à Novalaise depuis 1939, était de se regrouper en coopérative.
Le 26 Janvier 1951, 43 éleveurs se réunissaient à Yenne pour fonder la coopérative laitière afin de négocier collectivement le prix, mais la transformation du lait reste l’affaire des fruitiers. La fixation du prix du lait étant une source continuelle de conflits avec les fruitiers, dont les locaux et le matériel sont vétustes, l’assemblée générale de 1962 décide de prendre en gestion directe l’ensemble de l’activité fromagère, depuis la collecte jusqu’à la fabrication, l’affinage et la vente. Il est ainsi décidé de créer une nouvelle entreprise sur le site actuel de Chambuet, avec l’embauche d’un gérant et de salariés.
La période 1971-1974 est difficile du fait des problèmes de qualité du lait et surtout à cause des fabrications industrielles d’Emmental dans toute la France. La collecte baisse à 7.150.000 litres pour 452 éleveurs. Pour se démarquer de ces productions industrielles, il est décidé de rechercher la qualité en interdisant la nourriture des bêtes par ensilage et en instituant une grille de paiement du lait en fonction des critères bactériologiques et de la matière utile (matière grasse/matière protéique) de façon à créer un « Emmental de Savoie ». Les laits de moins bonne qualité vont servir à la fabrication de tommes. La coopérative lance également la collecte du lait en citerne (à la place des bidons) pour pomper les laits refroidis dans des tanks installés dans les fermes ou dans des points de collecte pour les petits paysans.
Compte tenu des marchés et des rendements en Emmental, la coopérative décide de modifier l’atelier de fabrication pour produire de la Tomme de Savoie en grande quantité (60 % de la production de lait). Le fromage gras « la Dent du Chat » est mis en fabrication pour permettre d’écrêter les pointes de production de lait au printemps. La gestion de la coopérative commence à s’informatiser. Le temps de travail passe de 48 à 42 heures par semaine. La production est alors de 7.500.000 litres pour 170 adhérents.
En 1992-93, le Conseil d’administration décide d’arrêter définitivement la production d’Emmental et de renforcer celle de Dent du Chat. Deux nouvelles caves à Tomme et une à gruyère sont construites, ainsi qu’une nouvelle fosse à lisier de 1000 m3. La coopérative accompagne la demande de producteurs en agriculture biologique et lance une fabrication certifiée AB de tommette et de Dent du Chat. La grille de qualité du lait est durcie avec l’analyse des staphylocoques. Le Conseil d’administration défend les coopératives en gestion directe face aux velléités des industriels du secteur qui reprennent les laiteries coopératives d’Avressieux, St-Pierre d’Albigny, Bissy. Le risque pressenti – et vérifié depuis – était la perte de plus-value pour les éleveurs de l’Avant-Pays Savoyard et de la Combe de Chambéry.
En 1998-99, la coopérative investit dans une nouvelle salle de fabrication et l’installation de 3 cuves de 5000 litres, avec soutirage sous vide pour 10 meules de Dent du Chat. Une génératrice à vapeur à gaz permet la gestion des températures des laits en cours de fabrication. Cette dimension permet d’augmenter le litrage travaillé avec les 2.300.000 litres achetés à la SICA des Fermiers Savoyards (Haute-Savoie) et de traiter au total près de 11 millions de litres en 1999.
Pour visualiser dans les magasins la Tomme labellisée IGP, le syndicat interprofessionnel de la Tomme de Savoie obtient le droit de marquer le mot SAVOIE sur le talon, à l’encre alimentaire.
En 2005-06, le dépotage du lait est entièrement automatisé et le système de lavage est changé. La coopérative d’Ayn-Dullin fusionne avec Yenne, amenant 2.300.000 litres, ce qui porte la production totale à 13.500.000 litres pour 103 adhérents.
Le contexte laitier savoyard et national donne à la coopérative de Yenne, en gestion directe, des lettres de noblesse, remarquées par les producteurs car la différence de prix du lait payé aux producteurs devient substantielle. La coopérative accepte les adhésions d’éleveurs situés en périphérie du canton : Parves et Bavel dans l’Ain, Saint-Pierre de Curtille, Novalaise, Gerbaix-La Lattaz, Massigneux de rive, Champagneux, St-Genix sur Guiers, Attignat-Oncin. La production de meules de Dent du Chat est une diversification qui valorise bien le lait et donne de la souplesse pour la gestion des volumes collectés et les ventes. La construction d’une cave de 6000 places, avec robot de retournement, est mise en service en 2008 pour diminuer la pénibilité du travail. Un robot de retournement des tommes est décidé en 2009. En revanche, elle met fin à l’élevage des porcs qui permettait l’utilisation du petit lait ; les porcheries démolies et la fosse à lisier laissant place à un projet d’extension des caves d’affinage. Des camions citernes emmènent, au centre de transformation d’Albertville, la crème pour la fabrication du beurre et le petit lait pour la fabrication de poudre de lactosérum utilisée en alimentation infantile et en biscuiterie.
La coopérative décide de renforcer la vente directe aux consommateurs en adhérant au magasin « Producteurs de saveurs » de Pont-de-Beauvoisin et en remettant à neuf le magasin de Yenne. Un site de vente en ligne est créé sur Internet. En 2012, elle crée un nouveau magasin dans l’ancienne fruitière d’Ayn-Dullin, et s’associe avec la coopérative de Beaufort-sur-Doron pour ouvrir un magasin de vente à Chambéry « la Coop » et un autre en Haute-Savoie à Sevrier en 2013. La volonté de privilégier le réseau des crémiers détaillants conduit à l’embauche d’un commercial expérimenté.
En 2014, la quantité de lait traité est passée à 18 millions pour 52 producteurs. 41 salariés travaillent dans l’entreprise produisant 5,8 tonnes de fromages par jour. Le chiffre d’affaires réalisé est passé de 14 735 000 € en 2012 à 17 354 200 € en 2014, dont 13.80 % dans les différents magasins et 10 % à l’export, grâce au marché de Rungis, (Allemagne, Belgique, Japon, Dubaï). 68 % du lait est transformé en Tomme, 15 % en Dent du Chat, 12 % en fromage bio et 5 % en produits divers (beurre, cailladou, tomme au marc, tomme à l’ail, vacherin). Le prix payé aux producteurs est toujours en progression et se distingue nettement du prix payé dans les deux départements savoyards (515 € les 1000 litres contre 420 € en Savoie et Haute-Savoie et 300 € généralement en France). Mais une nouvelle réalité est à venir : la disparition des quotas. Or, la liberté des volumes entraînera la volatilité des prix et risquera de déstabiliser les marchés, y compris ceux des niches de produits de qualité sur lesquelles la coopérative de Yenne s’est orientée.
La fabrication
Réception et pré-traitement :
Les deux camions citernes de la coopérative, de 9.000 et 16.000 litres, transvasent le lait dans des cuves réfrigérées. Le lait passe ensuite dans une écrémeuse, un pasteurisateur à crème pour la fabrication du beurre, et un filtre à sérum (le petit lait à nouveau écrémé permet de récupérer encore 2 % de crème). Un vannier automatique, ou Manifold de vannes, permet de réaliser automatiquement toutes les opérations sans aucune intervention humaine, afin de limiter au maximum les risques sanitaires ou les erreurs de manipulation : 150 vannes régulent les fluides (dépotage du lait, écrémage, traitement du sérum, envoi en cuves de fabrication, ainsi que les différents cycles de lavage : tout le matériel et les installations sont lavés chaque jour).
Fabrication :
60.000 litres de lait sont traités chaque jour et sept jours sur sept. 10 litres de lait donnent 1 kg de fromage et 9 litres de sérum ou petit-lait. Ce sérum après écrémage, est refroidi avant d’être expédié par camion citerne de 25.000 litres, dans un centre de transformation, à Albertville, la poudre de lactosérum étant utilisée dans l’alimentation infantile et en biscuiterie. De même, pour concentrer les efforts sur la production fromagère, la crème, une fois pasteurisée à 85° pendant 25 secondes, est envoyée à Albertville pour la fabrication du beurre. Chaque coopérative reste propriétaire de son beurre.
La fabrication des fromages débute à 2h 15 ; elle se termine à 19h 30. Les fabrications se font essentiellement à partir du lait cru, dans 3 cuves de 5.000 litres. Les fromagers fabriquent eux-mêmes leurs levains (ferments lactiques) dont le rôle est essentiel pour le goût, la texture et la typicité des tommes. Les autres productions (Petit Montagnard, Cailladou, Vacherin) sont au lait pasteurisé.
Pour les gruyères, le lait est emprésuré à 34°. Une fois coagulé, il est découpé avec un tranche-caillé, sorte de lyre qui permet de le réduire en grains plus ou moins gros selon l’appréciation des fromagers. Puis il est chauffé à 54° pendant 1 h pour permettre l’exsudation du petit-lait, avant d’être envoyé dans les 10 cloches de moulage ou GSV (groupe de soutirage sous vide). Une fois moulées, les meules sont pressées pendant 6 heures. Après un repos d’une journée, elles sont placées pendant 48 h dans un bain de saumure.
Pour les tommes, on ajoute le levain puis la présure à température de 30/35°. Suivent le décaillage , le brassage et le chauffage à 40° maximum, pour évacuer le petit-lait. Des plaques de caséine sont déposées au fond des moules (de couleur rouge pour les fabrications laitières) pour permettre l’identification des tommes, avant de passer dans les six presses-tunnels, puis au saumurage pendant 7 h. Ces fabrications se font dans des salles chaudes (25°). Le sel intervient non seulement pour le goût mais aussi pour la formation de la croûte et la conservation des fromages. Un échantillon de lait est prélevé sur la production de chaque éleveur et conservé trois jours ; une partie de ces échantillons est analysée. Chaque production sera identifiée par un numéro de lot pour la traçabilité.
L’affinage :
Il dure de 1 à 2 mois pour les tommes, 4 mois pour les grosses tommes de montagne, dans des caves à 12° et à 98 % d’humidité (sols humides, murs en briques, fromages posés sur des planchettes d’épicéa). Elles sont retournées et frottées deux fois par semaine. Les planchettes sont retournées en même temps, les fromages devant être reposés sur le côté sec. Une salle de lavage nettoie et sèche les planchettes. Un robot, mis au point par une entreprise de Savoie Technolac, retourne 240 tommes en 4 minutes.
L’affinage des meules de Dent du Chat (40kg pièce environ) dure de 6 à 12 mois, voire 18 mois, dans des caves à 9° et à 88 % d’humidité. Les meules sont frottées une à deux fois par semaine « à la morge » (saumure ayant servi à frotter les vieux fromages, donnant ainsi la couleur jaune paille aux plus jeunes). Le robot travaille en continu, nuit et jour, dans les 7 caves d’affinage.
Les stocks en caves sont de 150 tonnes pour les tommes, 9.000 meules pour la Dent du Chat.
La filière Bio réunit 5 exploitants produisant 10 % du volume global ; elle s’exporte surtout en Europe du Nord et principalement en Allemagne.
La coopérative laitière de Yenne respecte le cahier des charges de l’IGP (Indication Géographique Protégée). L’alimentation des bêtes se fait à base d’herbe, foin, maïs, luzerne quelquefois, tourteaux de soja, de colza et de tournesol non OGM. L’alimentation fermentée (ensilage) est interdite. Les races de vaches autorisées sont la tarine, l’abondance et la montbéliarde. Les tommes bénéficient du Label Régional Savoie.
Bibliographie :
Les Fruitières : « Nos fruitières, nos fruitiers » par Louis VUICHARD 1989
« Les fruitières savoyardes » par Jean-Paul GUERIN 1972 – site PERSEE
Yenne : documentation aimablement fournie par la coopérative laitière (site internet :http://www.coop-de-yenne.fr)